Sensations

Texte Anne Tiddis, écrivain

     Le peintre chante sur la toile ses émotions, ses surprises de l’instant, ses émergences de la vie matière du paysage. Il capte l’instant fugace, le crayonne d’une main alerte, outil de son saisissement. « Depuis des années, je me promène avec un carnet de croquis pour noter l’instantané, le fortuit, l’éphémère, j’y inscris quelques notes écrites pour mémoriser une couleur, un éclat de lumière, une matière. La réalité m’apparaît parfois, peut-être, plus inventive que l’imaginaire. » 

    Qu’il soit devant une roche, une montagne, l’assise de la pierre va vivre dans les linéaments fragiles d’un lichen égaré ou de failles annonçant le gouffre à peine perceptible à l’œil nu. Qu’il soit face à une mer démontée ou à son flux et reflux dénudant la grève assoupie, le peintre dans son frémissement d’amant découvre, redécouvre inlassablement la houle à son regard mêlé. Qu’il soit face à un tronc d’ arbre, à travers ses notes, il surprendra la fragilité de l’écorce pour l’habiter dans son humanité tissée dans le mystère d’une nuit aux nuées romantiques, une souche peut l’émouvoir  dans son abandon et, de la vie recluse qui grouille en elle, il retiendra là encore la force et la fragilité de l’humus qui meurt pour redonner la vie. La fragilité n’est elle pas aussi à l’origine de l’émotion ?

   

Née des sables, 1984 – 73×92 cm – 30F – signé en bas à droite

     Ce passage, cette relation intime entre les éléments et le peintre vont connaître une nouvelle vie dans l’atelier. Avant cette puissance effrénée qui caractérise l’acte de peindre de Michel Biot, avant de dévorer l’espace de sa toile, ciseler sa lumière, pour mieux graver ses impressions, il va oublier pour  désapprendre ce qu’il avait reçu de ses conquêtes émotives, oublier ce qui s’est s’est furtivement dévoilé. Maintenant le travail intime de la création peut commencer.

     

     Dans le tumulte intérieur des sensations reçues, dans ce flot de sensations multiples, le désir se précise, le besoin d’aller au-delà du réel, ne plus être uniquement le témoin sensible d’une promesse faite à la nature. Il réinvente pour représenter l’essence même du paysage parfois en grossissant le détail pour le détacher de son espace et mieux donner le don de ce paysage. Michel Biot écrivait déjà en 1972 : «  Ce que j’ai voulu représenter ici n’est pas un paysage défini, à un endroit précis,mais l’essence même du paysage dans ce qu’il a de permanent dans son potentiel émotif, c’est à dire cette irradiation de la lumière venant de l’espace jusqu’à nous, à travers une moléculisation, à travers un rythme rapide de bruissement, dans une ambiance de couleurs et de vibrations. »

     C’est la vie matière qui émerge de ces peintures : vertige de la mer qui s’endort, de la plage qui ripe ou bascule sous le regard, de la mer qui gronde, lutte, rugit, s’enfle de sa colère, elle peut aussi se transformer en un soupir de vague oubliée dans les replis de l’écume ; parfois la terre reflète le ciel, l’incorpore bien plus qu’un mirage, parfois les ciels sont chargés d’une chaleur de sable ou de nuages solides comme des roches, à d’autres moments, ils s’étirent en âmes errantes ; sous la force du soleil couchant, la pierre s’effrite mais elle peut aussi devenir une nymphe-prière dans la courbe d’une vestale en éveil ; une feuille croisée au hasard de quelques pas d’automne, se recroqueville dans les nervures d’un paysage de nulle part ; une montagne de nuit s’assoupit dans un songe castillan tandis que plus tard, le sortilège du rouge dévalera ses flammes vers un foisonnement de cendres bleutées.  On peut entendre le bruissement du corps du soleil qui s’engloutit dans les entrailles de La fécondation de la terre, terre brûlée par le chant du soleil nourrissant la nuit ou encore la terre qui boit le ciel en ombre violette, la méditation de l’astre rond amène le Cri qui s’affirme en en s’étirant vers un sommet de ciel portant en lui le poids de l’attraction, les Racines héliotropes à l’assaut du soleil sont nées.

   

Nez du front et de la falaise, 1984 – 73×92 cm – 30F – signé en bas à gauche

     Le songe se rêve.

     Le mystère est là dans ses toiles, le mystère agit, le mystère nous sollicite. C’est là qu’est la présence humaine dans l’œuvre de Michel Biot, dans cette vibration née du regard de l’autre, le spectateur. Pourtant le peintre a aussi éprouvé le besoin de situer l’humain dans certaines de ses œuvres pour donner la dimension d’un espace abstrait. Ainsi une silhouette d’homme de dos devient-elle une abstraction abstracto-physique, il est l’écho de » la bascule de la terre attirée par l’espace ; une autre fois, l’espèce minéral recrée l’origine de l’humain, une racine de vie, une nuque houleuse recréera l’espace de montagne, une paume miroir reflétera les veines du démiurge s’enroulant à un espace de mer, une femme galet enveloppée à l’écume bondissante, donnera la sensation du proche et du lointain.

     Pierre Granville écrivait, Michel Biot, « dévoreur d’espace et de lumière », Bernard Dorival, « Il métamorphose sa pâte en lumière, en atmosphère… l’air circule… reçoit une vibration de vie »…  Michel Biot est aussi un dévoreur d’émotions, de sensations, il est celui qui empoigne ce qu’il reçoit d’un paysage ou d’un élément du paysage car comme il aime à le préciser :  « Le grandiose ne me sert pas, je préfère créer l’espace à partir d’un vulgaire caillou, rêver l’élément, le façonner de mon imaginaire ou plus exactement de ce que j’ai appris de sa vie intérieure ».

     Si devant un espace, Michel Biot est tout entier dans son retrait, une fois la toile blanche nourrie en son fond par des matières colorées souvent sombres comme fond de mer ou forêt épaisse ou incendie de terre, il prend à bras le corps la toile qu’il porte déjà en lui. Un travail physique où il gicle, fouette, son pinceau danse au-dessus de la toile, il recule, scrute, happe dans son dialogue intérieur avec l’œuvre naissante, un flot de lumière pour le projeter à nouveau sur l’œuvre en gestation, en vibrations rythmées. Le trait bref ou coulé précise la forme sans la figer, ponctue une légère ciselure ou efface une caresse. Ce n’est plus la conscience volontaire qui mène le geste mais comme il l’avoue dans une grande pudeur, une force hors de soi. Si Michel Biot veut donner à ressentir, à voir, il veut également suggérer intensément. « Je crois avec certitude que l’émotion s’effrite si les choses sont dites de façon si précise que l’imaginaire ne peut peut plus s’y glisser ».

     Envahi sans limite aussi bien par le murmure de l’imperceptible, la transparence du souffle que par les luttes, les violences des éléments, le peintre est continuellement habité par le « Ah ! Je respire enfin ! » de Pelléas. Peindre pour Michel Biot est une ardente obligation.

Anne Tiddis, écrivain